Avec le projet de loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite loi ELAN, le financement du logement social est au centre de l’actualité politique. Censée traduire une volonté gouvernementale de rupture pour susciter « un choc d’offre », cette loi entend « réformer le secteur du logement social, pour le consolider » et prétend restaurer les capacités de financement des bailleurs (ministère de la Cohésion des territoires, communiqué du 12 juin 2018). Le projet de loi a suscité de vives critiques, dénonçant le démantèlement « d’un pilier du modèle social français [1] », sa « privatisation et [s]a marchandisation [2] », voire « sa financiarisation ».
Mettant temporairement de côté les récits de la rupture, que celle-ci se manifeste sous la forme de l’innovation politique ou du démantèlement, nous replaçons cette loi dans des évolutions de plus long terme pour en saisir les enjeux.
Précisons tout d’abord que les réformes engagées depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron ne sont pas une réplique de la loi « Barre » de 1977 : l’enjeu n’est plus de réduire les aides à la construction pour solvabiliser les ménages par des aides à la personne. La baisse récente de l’aide personnalisée au logement (APL) en témoigne. Dans le secteur HLM, conformément au dispositif de réduction de loyer de solidarité (RLS) établi par la loi de Finances pour 2018, la diminution des APL sera supportée par les bailleurs eux-mêmes, à travers une réduction de loyers non compensée par l’État [3].
Les évolutions introduites par le projet de loi ELAN et la loi de Finances pour 2018 renvoient au constat dressé par J.-C. Driant d’« un ensemble de glissements en apparence techniques [qui] consistent à minimiser progressivement les apports de l’État pour chaque opération financée » (Driant 2011, p. 187). « Opérées en sourdine depuis le milieu des années 2000 et sans réforme majeure » (ibid.), ces transformations ne se laissent pas facilement interpréter car elles visent à concilier des injonctions contradictoires. D’un côté, les gouvernements successifs appellent à l’accroissement de la construction de logements sociaux (qui a effectivement triplé entre 2000 et 2010). De l’autre, le secteur HLM est sommé d’accueillir les ménages les plus démunis, mais aussi de contribuer à une « mixité sociale » que le fonctionnement des marchés immobiliers tend à restreindre. Le tout en limitant la dépense de l’État, dont la part relative dans les plans de financement des logements sociaux a diminué de moitié entre 2004 et 2013 (Halbert et al. 2016, p. 34).
C’est ce dernier aspect qui confère une ligne de cohérence à l’évolution des quinze dernières années. Dans son origine tout d’abord, car elle fait écho au passage à un régime « d’austérité » (Streeck 2014), où la réduction des dépenses publiques et le désendettement sont des priorités en soi, qui s’imposent aux politiques sociales. Dans son contenu également : la diminution des aides de l’État souhaitée par les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, pousse les opérateurs du logement social, qu’il s’agisse des offices publics de l’habitat (OPH) pilotés par des collectivités territoriales ou des entreprises sociales pour l’habitat (ESH) de statut privé, à trouver les moyens d’autofinancer leurs investissements. Dans ses effets enfin, puisqu’une telle évolution entraîne la restructuration du secteur et l’arrimage des politiques du logement social aux marchés fonciers et immobiliers. Tout cela n’est pas sans paradoxe puisque ce sont les effets sociaux et spatiaux de ces mêmes marchés, au premier rang desquels les processus ségrégatifs, que les politiques du logement social visent traditionnellement à limiter [4].
La diminution relative des aides à la pierre de l’État depuis le milieu des années 2000 a engendré de nombreux réajustements. La baisse a tout d’abord été partiellement compensée par les subventions des collectivités. Celles-ci ont été incitées à participer au financement du logement social par la loi SRU, qui impose une part de 25 % de logements sociaux parmi les résidences principales de certaines communes, ainsi que par la décentralisation des politiques du logement social (Desage 2012). Cependant, en raison de priorités propres, ou de l’effet combiné de la dégradation de leur situation financière et des exigences de maîtrise des dépenses publiques, nombre de collectivités territoriales ont marqué le pas au fil du temps (Halbert et al. 2016, p. 36).
Les gouvernements successifs ont parallèlement cherché à mobiliser plus directement les ressources financières du secteur, en commençant par le Livret A. La Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui centralise une partie de cette épargne pour la transformer en prêts à long terme, a été encouragée à accroître le volume de ses engagements financiers afin de suivre la croissance du nombre d’opérations. Plus récemment, elle s’est mise à proposer des prêts dits « de haut de bilan », pour soutenir la capacité d’investissement des bailleurs. La Participation des employeurs à l’effort de construction (PEEC), plus connue sous le nom de « 1 % logement », a également été mobilisée. L’organisme paritaire en charge de sa collecte, Action logement, a été incité par l’État à réduire son activité de prêts et à recentrer ses financements en apportant des subventions aux opérations et par la recapitalisation des organismes dont il est actionnaire.
Surtout, ce sont les bailleurs eux-mêmes qui sont appelés à compenser la baisse relative des subventions. En témoigne la part croissante de leurs fonds propres dans les plans de financement des opérations de logement social, passée de 6 % en 2004 à 11 % durant les années 2010 (Halbert et al. 2016, p. 37). Facilitées par des discours ministériels qui dénigrent les « dodus dormants » (ces bailleurs qui privilégieraient l’épargne à l’investissement et l’entretien de leur patrimoine à la construction) [5], les initiatives pour mettre à contribution les bailleurs se sont multipliées : accord en 2005 entre l’État et les fédérations HLM prévoyant la mobilisation des fonds propres des bailleurs, prélèvement sur leur potentiel financier décidé de manière unilatérale par l’État à la fin 2010, transformation de ce prélèvement en fonds de mutualisation HLM en 2013, jusqu’à son évolution récente avec la loi de Finances pour 2018.
Or, ces évolutions se produisent dans un contexte où le financement des logements sociaux est déstabilisé par un effet de ciseaux : d’un côté par une hausse des coûts (de gestion, de construction et, souvent, du foncier) et de l’autre par des recettes locatives menacées par la paupérisation des locataires en place, la précarité des nouveaux entrants, les mesures dissuasives à l’égard des ménages plus solides financièrement [6] et désormais la baisse des aides à la personne. Dans ces conditions, les bailleurs s’efforcent de « rationaliser » leur activité (économies sur la gestion de proximité avec la réduction du nombre de gardiens, baisse des budgets de rénovation, etc.), au risque d’une diminution de la qualité du service aux locataires et de la détérioration accélérée de leur patrimoine immobilier.
Ces mesures internes sont complétées par des ajustements organisationnels et capitalistiques qui recomposent graduellement le secteur HLM. Particulièrement depuis les réformes portées au début des années 2000 par Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, les gouvernements successifs encouragent la fusion ou le regroupement des bailleurs, gage supposé d’économies. Ces injonctions ont eu des effets limités jusqu’alors : le nombre d’organismes publics a peu évolué dans les dix dernières années [7] tandis que, chez les bailleurs du secteur privé, le développement d’associations et de liens capitalistiques entre bailleurs ont été un temps préférés à l’intégration complète (Gimat 2017, p. 217-257).
Nombre de directeurs généraux d’organismes, mais aussi d’élus, sont en effet soucieux de leur autonomie stratégique. De plus, les économies sur la gestion quotidienne dépendent plus de la concentration géographique du patrimoine que de l’atteinte d’une taille critique : le coût de gestion d’un logement social est en moyenne plus élevé dans les organismes possédant plus de 12 000 logements que dans ceux de taille moindre (entre 3 000 et 12 000 logements) (Ministère de la Cohésion des territoires 2017). Le projet de loi ELAN entend prolonger l’injonction à la concentration en la rendant désormais obligatoire : les bailleurs devront rejoindre des ensembles d’au moins 15 000 logements ou, à défaut, constituer un groupe ou un bailleur unique dans chaque département (article 25).
La consolidation du secteur HLM est aussi promue parce qu’elle faciliterait des transferts financiers entre territoires. En élargissant son périmètre d’intervention à une ou plusieurs régions, voire à l’échelle nationale, un bailleur est susceptible de déplacer les excédents de loyers produits dans certains territoires, par exemple en raison de la présence d’un patrimoine ancien amorti, vers d’autres territoires (Gimat 2017, p. 207-214). De telles stratégies peuvent entretenir la concurrence entre les bailleurs : les opérateurs les plus riches sont susceptibles de faire monter les enchères et de conduire à un surenchérissement du coût de production des logements sociaux, en particulier dans les marchés « tendus », où ils sont incités par l’État à concentrer leurs investissements. Il s’agit en particulier de la région parisienne ainsi que de certaines métropoles régionales, et certaines zones transfrontalières et littorales (Gimat 2017, p. 289-300).