L’amendement «est défendu», a-t-on entendu sur un banc. «Il est également défendu», a dit un autre député sur un autre banc. Voilà à quoi s’est résumé à l’Assemblée nationale le samedi 2 juin le «débat» portant sur quatre amendements identiques au projet de loi Elan, venus de parlementaires appartenant à des groupes politiques différents et déposés notamment par la rapporteure Christelle Dubos. Un typique amendement de lobby, pas toujours maîtrisé par les députés qui le signent. Il a été adopté dans l’indifférence générale, bien que la CFDT ait alerté les parlementaires sur son «danger à moyen et long terme». Cet amendement très technique et apparemment anodin prépare hélas ! les grandes manœuvres autour du logement social, le grand Monopoly.

Le contexte est connu : l’Etat va ponctionner plus de 1,5 milliard d’euros par an sur les loyers des organismes de HLM. Ce qui les oblige, sauf à arrêter de construire et de réhabiliter leurs immeubles, à vendre des logements pour récupérer les fonds propres qu’on leur prend. Et certains bailleurs sociaux veulent vendre aussi à des investisseurs privés car la vente aux locataires - souvent dénués de moyens financiers - est de plus en plus difficile. Des sociétés privées de HLM ont donc proposé, avec leur Fédération, des amendements au projet de loi Elan. Celui qui créait des «sociétés foncières de portage et de vente» ouvertes aux capitaux privés (qui auraient fait de l’argent avec les ventes de HLM) a été retiré après avoir été mis sous le feu des projecteurs dans Libération du 30 mai.

L’autre, peut-être plus pervers encore, a donc été adopté par l’Assemblée nationale. Rassurant, il est juste censé pérenniser une «expérimentation» votée dans le cadre de loi Alur en mars 2014. Mais, apparemment, cela n’a finalement donné lieu à aucune expérience, on verra pourquoi. Les bailleurs sociaux pourront céder la «nue-propriété» de n’importe quel immeuble à n’importe quel investisseur : celui-ci aura le droit de le revendre, tout de suite s’il y voit un intérêt, et le bailleur social ne conservera que l’«usufruit», c’est-à-dire le droit de gérer et de percevoir les loyers pour une durée à convenir entre les parties, quinze ans, vingt ans ou plus. A l’issue de cette durée, la pleine propriété revient à l’acquéreur. Pendant la durée de l’usufruit, rien ne change, l’immeuble reste «social». Ensuite, tout va bien encore pour les locataires en place, ils gardent le statut HLM, comme la loi actuelle le prévoit de toute façon.

Mais l’amendement voté le 2 juin par les députés apporte aux investisseurs un élément essentiel qu’ils n’avaient pas dans le cadre de l’expérimentation, ce qui expliquait leur absence d’appétit : les logements qui se libéreront après l’expiration de l’usufruit ne seront plus soumis au statut HLM. Plus aucun plafond de ressources, plus de plafond de loyer, ces logements pourront être loués ou vendus aux conditions du marché, avec de belles plus-values, la seule perspective qui semble intéresser des investisseurs. Détenir et gérer du logement social est sans doute trop besogneux pour eux. La mesure est réservée aux «zones tendues», comme l’Ile-de-France ou d’autres capitales régionales où l’on observe des tensions entre l’offre et la demande de logement. Mais ce sont précisément ces territoires qui intéressent les investisseurs.

Que se passera-t-il si l’amendement Monopoly est voté définitivement au terme de son examen à l’Assemblée et au Sénat ? Comme l’indiquait la CFDT, «la totale propriété revenant aux investisseurs est le plus sûr moyen de voir tout un pan du logement social disparaître au profit du secteur privé, qui disposerait alors d’un patrimoine à moindre coût».Les fonds d’investissement du type Blackstone vont pouvoir faire leur marché sur les immeubles HLM les plus attractifs et leurs terrains bien placés. Des logements sociaux rue de Vaugirard ou rue de la Paix ou leur équivalent à Lille, Bordeaux ou Toulouse ? J’achète ! Ils feront une offreà leurs organismes de HLM qui ont besoin de fonds pour payer la ponction de l’Etat, rassureront les maires les moins regardants en leur disant qu’ils sont tranquilles pour au moins trois mandats. Et après nous, le déluge.

Et la mixité sociale quand les HLM situés dans les beaux quartiers auront été vendus ? Comme le disait une blague longtemps en vogue au ministère du Logement, pour Bercy [à l’origine de la ponction de 1,5 milliard] il y a deux sortes de logements sociaux, ceux qui ont vocation à être vendus et ceux qui ont vocation à être démolis !

A la création de l’ISF, on avait donné à plaindre le fameux «propriétaire de l’île de Ré» qui risquait de devoir vendre pour payer un ISF disproportionné par rapport à ses revenus. Personne ne lui suggérait de céder la nue-propriété pour payer ses impôts, et on a même inventé pour lui un bouclier fiscal pour protéger sa propriété. A quand un bouclier fiscal pour les bailleurs sociaux ? La propriété sociale serait-elle la seule à être violable sans problème ? Un gâteau à partager entre l’Etat, des actionnaires et des fonds privés à l’affût de plus-values ?

Et à quand un débat transparent et citoyen sur le logement social ? A quand des prises de position d’élus et de personnalités de premier plan sur ce bien commun constitué au fil des générations et qui loge plus de 10 millions de personnes, soit un habitant sur six ? Les enjeux de société ne doivent pas se transformer en jeu de société. Non au grand Monopoly : il faut faire l’inverse et sanctuariser la nue-propriété des logements sociaux, qui ne doit pas devenir un objet de spéculation.

Patrice Lanco ancien directeur-adjoint de l'habitat et de la construction au ministère du Logement